La terre est plate reçoit un invité de marque. Il analyse ici l'image de la femme au cinoche à partir d'un film de référence: Oharu, femme galante de Mizoguchi. Profitons de sa participation pour vous rappeler que toute contribution de qualité est la bienvenue.
Je souhaiterais revenir sur quelques exemples permettant de penser la femme au cinéma, afin de voir si elle peut y être pensée autrement que comme idéal éthéré ou objet méprisé.
La vie d'Oharu, femme galante, de Mizoguchi, film japonais de 1952, peut nous fournir une bonne porte d'entrée. Le film parle de la femme dans le Japon du XVIIème, contant en un long flash-back la déchéance d'une jeune noble qui finira en vieille courtisane délaissée, sous le regard compatissant de Mizoguchi.
Pourtant, le film dépasse ce schéma mélodramatique, par l'assimilation d'Oharu à l'idée de mouvement. Le premier plan du film la suit, vieille et laide, en un long travelling, dans un quartier de plaisir où personne ne la voit, avant qu'elle ne rie en racontant ses déboires de la soirée à des compagnes d'infortune. Que veut dire ce rire ? Amertume ? Autodérision ? On ne saura pas ; d'emblée, Oharu est devenue ce qui échappe. Cette mobilité évoque un chemin de croix, mais il y a plus, une fluidité qui n'appartient qu'à Oharu, qui épouse sa solitude. La caméra, mobile, devient semblable à Oharu, prend son parti. Et la femme cesse d'être un objet grâce au mouvement.
Cette idée ne va pas de soi, quand on connaît l'idéal féminin du Japon du XVIIème, que les hommes imposent à Oharu : l'objet d'art immobile. Lors d'une scène mémorable, des serviteurs d'un seigneur lui cherchent la femme idéale, définie par des traits figés : « Entre quinze et dix-huit ans, visage rond, yeux largement ouverts et écartés, sourcils épais, nez rond, bouche bien dessinée, dents blanches, oreilles longues et peu ourlées, cheveux bien plantés sur le front, cou dégagé, doigts longs et fins, ongles étroits, pieds petits et cambrés, taille longue et mince, flancs également, fesses charnues, grande, bien proportionnée, douce, réservée, sans grain de beauté ». Notre seigneur privilégie la partie au tout (il est fétichiste), l'immobilité au mouvement (il est du côté de l'estampe, non du cinéma). Le film propose une nouvelle esthétique, antifétichiste et mobile, aux antipodes de la tradition japonaise. Ainsi, même si c'est là le film d'un homme, le regard finit-il par y devenir celui de la femme. Cinéma égale féminité.
En effet, c'est le regard d'Oharu qui déclenche le flash-back général du film. Au début du film, elle entre dans un temple où se trouvent des effigies de Bouddha. Observant l'une d'elles, elle y reconnaît le portrait de son premier amant, ce qui déclenche la narration au passé. A la fin du film, on revient au temple. Ses compagnes viennent retrouver Oharu qui leur dit, amère : « Je regarde mes dieux. Ils leur ressemblent, les hommes que nous avons connus ». Les courtisanes observent les statues, et s'esclaffent en reconnaissant à leur tour l'image de leurs amants. Ainsi, en ouverture et en clôture du film, la femme retrouve le pouvoir d'exercer ses yeux, et ce sont les hommes qui sont désormais vus, passant du statut de froids esthètes à celui de vaines idoles.
Oharu est donc un film curieux, paradoxal. Ce mélo austère (!), d'apparence classique, propose une vision implacable du statut de la femme, laquelle n'a aucune issue ; et pourtant, par sa mise en scène, le film crée cette issue. Sujet et point aveugle du film, la femme est la source d'une remise en question des formes d'art et des structures de société ; la question du féminisme se pose d'entrée ici en termes de manière de voir.
Marc Vervel